Rome, décembre 1636
Au coin de la cheminée, Nicolas réfléchissait profondément. Anne-Marie épluchait des légumes pour la soupe. Jean faisait le point des tableaux et des commandes en cours. Le peintre avait travaillé comme un forcené depuis six mois. Le résultat en valait la peine. Neptune, Silène, Pan, Bacchus, les Bacchanalespromises à Richelieu avaient été expédiées. Comme à son habitude, Nicolas s'occupait personnellement de la finition, du cadre, de l'emballage et de l'envoi des tableaux. Les louanges reçues en retour le rassuraient sur les compliments qui circuleraient à la cour de France. Pour les Sept Sacrementscommandés par dal Pozzo, là aussi, il avait bien avancé. Le Mariage et l'Extrême-Onction étaient terminés. Deux autres, la Confirmation et l'Ordination le seraient sous peu et les croquis concernant les trois autres, l'Eucharistie, la Pénitence et le Baptême avaient été bien accueillis par son généreux mécène.
1637 s'annonçait chargée. Outre les sacrements de dal Pozzo, Nicolas avait des commandes qu'il ne pouvait pas se permettre de décaler. Paysage avec Junon et Argus, que la famille Giustiniani avait passée par le biais d'Orazio, un membre influent de l'Inquisition, à qui l'on prédisait de hautes fonctions, qu'il valait mieux ne pas décevoir… Côté France, la commande du marquis Louis Phélipeaux de la Vrillière, membre de la haute noblesse de France, conseiller du roi en ses Conseils, secrétaire d'état, par son mariage avec Marie Particelli, la fille du surintendant des finances, était incontournable. Côté Espagne, impossible de dire non au Paysage avec Saint Jérôme du roi Philippe IV. Ne pas oublier le tableau La Récolte de la Mannepour Paul Fréart de Chantelou, sans compter les impondérables…
L'année serait intense, mais Nicolas comptait peindre son chef-d'œuvre pour Dana. L'Apport Primordial ! Il avançait sur l'idée. Depuis son retour, il ruminait. L'Apport Primordial ! Il vivait un « le concetto ». Le fait de penser, d'imaginer, de créer intérieurement. Létape capitale. Il définissait l'ordonnancement des éléments, ébauchait les perspectives, travaillait les couleurs. Une phase de recherches, de documentations importantes. L'établissement de l'énigme. Discrètement, il s'imprégnait de ce qu'il trouvait sur le Languedoc, des lointains Phéniciens abordant à Port-Vendres, lieu de sa première rencontre avec Dana, à la Septimanie romaine, en passant par l'hérésie des Cathares. Nicolas se concentrait sur la matière à disposition. Elle ne manquait pas dans les bibliothèques vaticanes. Il se focalisait sur cette toile, sur le génie, cette fois le terme était justifié, qu'il devait déployer pour coder son tableau. Pièce par pièce, il construisait dans sa tête une première esquisse du tableau. Son « concetto » prenait une dimension exceptionnelle. En codant ce tableau, il entreprenait l'Acte de sa vie.
Nicolas réaliserait ce chef-d'œuvre en conservant sa technique, son approche. Il entendait que son travail aille au bout des choses, qu'il révèle, transmette, mais qu'il soit muet, sans éloquence, classique et baroque, pour celui qui ne saurait pas lire. Entre prudence et révélation, un exercice de haute volée était proposé. Porter au plus haut l'art de l'énigme, du mystère, de la transmission et de la révélation. Pas une mince affaire ! Il prenait son temps pour méditer, faire des choix.
Un « génie ». Le peintre n'oubliait pas sa jeunesse de petit campagnard en Normandie. Il se réfugiait derrière la notion d'artisan, ce qu'il était. Loin des fastes des palais, de sa notoriété européenne, c'est dans la promiscuité de son atelier, dans son antre où quelques rares privilégiés y pénétraient, dans la solitude face au chevalet, qu'il trouvait son accomplissement. Un artisan… Nicolas asseyait son savoir-faire sur l'expérience acquise au cours de ses années, glorieuses ou pas, n'apportant que de rares modifications à son processus de création. Chaque toile naissait de façon quasiment identique. Pour chaque œuvre, Nicolas donnait le meilleur de lui-même…
Malgré les contraintes, Nicolas entra de plain-pied dans le chef-d'œuvre de Dana. Six mois de « concetto ». Le code se mettait en place. L'étape suivante s'annonçait. Faire de nouveaux dessins, noircir le papier, utiliser les recoins de la feuille, envers comme endroit, pour créer un espace, des personnages, des ombres, des contrastes. Des centaines de croquis ! D'un simple geste, il rehaussait le trait pour trouver l'indispensable harmonie, le parfait équilibre, l'illusoire perfection. La plume et le fuseau, courant en tous sens, ébauchaient une première matérialisation du « concetto ». Ses dessins devaient le traduire, en s'inscrivant dans une dimension spatiale établie, voulue.
Nicolas ne puiserait pas dans ses croquis de la campagne romaine. Il les piocherait dans le Languedoc, ceux établis en haut du donjon du château, offrant un panorama complet, un magnifique 360 degrés. Idéal pour situer le lieu… Les paysages du Languedoc confirmaient l'exception à la règle des vues de Rome. Une centaine d'esquisses à disposition. Une matière suffisante pour intégrer les paysages. Il regardait ceux du château, barque de pierres posée sur une colline. Le point central du paysage, au cœur de la toile…
L'étape incontournable demeurait les paysages. Dans un premier temps, il ne se souciait pas des personnages. Architecture et paysages, il s'attachait aux éléments. Pour déterminer les reliefs, les perspectives, les lumières, Poussin miniaturisait l'ensemble dans sa boîte optique qu'il avait créée et fabriquée. Il l'utilisait beaucoup, disposant les figurines de terre ou de cire qu'il modelait de ses mains. La boîte optique, un espace où se dessinait la relation intime entre la figure et son environnement. Il obtenait ainsi une première approche de ce que donnerait son travail.
Le châssis posé sur le chevalet, il attaquerait directement la toile. Il pensait à un format moyen, autour du mètre, respectant la Divine Proportion. Il l'enduirait d'abord d'une préparation rougeâtre, pas trop foncée, ni trop claire. Imprégner la toile. La règle et le compas pour asseoir les perspectives. Un côté lumière pour indiquer l'Est, le lever du soleil, la vie. Un côté sombre pour l'Ouest, le coucher de l'astre, la mort.
Nicolas misait sur un an de travail. Son objectif : atteindre la perfection ! Pour Dana ! Pour l'Apport Primordial !