Ollivier Ruca

ARTISAN DE MOTS

VIA BALI

Je fais tout pour y échapper mais c'est peine perdue. Depuis trois jours, les médias et les réseaux sociaux tournent en boucle sur l'information qui fait le buzz : Laure Pailleure, la femme aux cent milliards, « Puissance Dix », neuvième fortune mondiale, reste introuvable depuis son enlèvement. Réchauffement planétaire, terrorisme, régimes alimentaires pour l'été qui s'annonce, iPhone dernier cri, plus rien n'a d'importance. Comme pour la covid qui a lobotomisé la plupart des cerveaux disponibles, l'image de Pailleure envahit la planète ; le buzz total, l'indigestion permanente.


Une drôle de mixture. Un monde en ébullition. Un merdier complet. Chacun y va de son petit couplet dans une cacophonie généralisée. La famille, depuis ses ex époux jusqu'à ses enfants, en passant par la bonne et l'abbé de la paroisse, lance des appels aux ravisseurs. La flicaille est de la partie et Interpol propose de s'en mêler. La NSA fait feu de tout bois. Le FSB de Poutine joue du marteau quand le MSS chinois sort la faucille. Le Vatican prie, Jérusalem se lamente, la Mecque tourne en rond, Bouddha perd son nirvana.  


Le monde a les yeux braqués sur cette France imprévisible où le rapt ne fait pourtant plus partie du paysage depuis le baron Empain. Les politiques de l'hexagone en profitent et se renvoient la balle avec les surenchères habituelles sur la sécurité : fusionner ou pas l'ensemble des banques de données, besoin d'une loi sur la reconnaissance faciale, puçage systématisé par vaccination obligatoire, interdiction des partis politiques extrêmes.


Entre rabâchages et fantasmes, les médias chassent le scoop pendant que les réseaux sociaux échafaudent les hypothèses les plus folles. Comme d'habitude, on trouve tout et n'importe quoi. Certains avancent l'hypothèse que Pailleure, proche de la faillite, a organisé son propre enlèvement. On spécule sur une dette de jeu stratosphérique auprès de la mafia. Croix de bois, croix de fer, on l'a aperçue à Macao, Miami ou Acapulco. D'autres misent sur l'un de ses six enfants pressé de toucher le jackpot, les gangs des banlieues, sans compter la piste des intégristes musulmans, des émirs revanchards du pétrole, de blanchisseurs d'argent en retard de commissions, du retour des extraterrestres, de receleurs d'Anvers ou de l'indémodable complot judéo maçonnique.


Paris, New-York, Tokyo, Shanghai, le monde des affaires trépigne. Les français sont décidément des gens surprenants. Comment peut-on s'en prendre à l'élite d'une nation, à la quintessence de la réussite ? Les bourses vacillent. Le CAC crashe, la City brexite, le Nikkei harakirise, tandis que les requins de la finance lorgnent sur les valeurs impactées par la disparition de l'ultra capitaliste française. La spéculation tourne à plein régime. L'empire Pailleure est l'objet de toutes les attentions.


Les féministes tiennent une nouvelle égérie. Puissance Dix devient le symbole de la femme libérée, oubliant qu'elle est une anti IVG notoire. Les Femen en font une militante des droits de la femme occultant ses investissements dans les usines asiatiques à gamines ; une farce permanente sur tous les écrans de la planète. Je regarde ça avec philosophie, blasé.  Le monde part en vrille dans le tout économique, la politique exacerbée du chiffre, des résultats, des dividendes, des pourcentages, des sondages. La République fout le camp. La France est devenue une entreprise.


Le conditionnel reste pourtant de mise. Le règne des fake news. Les chiens de garde journalistiques ressassent et font du réchauffé du matin au soir en faisant bien attention à ne pas écorner l'image d'une milliardaire reconnue et appréciée des GAFAM. Puissance Dix est pote avec Fink, Soros, Gates, Arnault et toute la clique des multimilliardaires. Les journaleux serrent les fesses pour ne pas froisser ou font de la lèche pour gagner la promotion. Le règne des faux-culs. Pailleure possède deux chaînes de télé rien qu'en France, des dizaines de journaux, des centaines de participations à travers le monde. Une capitaine d'industrie devenue une impératrice du capital.


La vie de Pailleure est livrée en pâture, mais brossée dans le sens du poil. La rançon de la gloire. Une femme parfaite, d'une rare intelligence, une cheffe d'entreprise visionnaire. On décrit un parcours exceptionnel vers les sommets, des choix d'envergure inhérents à une femme de sa trempe, un caractère sans concession, capable de jongler entre concentrations, délocalisations, licenciements déchirants et ses wagons de laissés pour compte, sans oublier les indispensables restructurations considérées comme un mal nécessaire pour satisfaire les marchés. Ces sacrifices sont anecdotiques au regard des enjeux. La réussite est à ce prix : chaque année, des milliards de bénéfices, des dividendes exorbitants, des actionnaires aux anges.


     Pailleure est une femme exemplaire, à la Rockefeller, un croisement de Wonder Woman et de mère Térésa, d'une gentillesse extrême, toujours souriante, avenante, prête à aider son prochain. Elle est aussi bonne mère de famille, malgré trois divorces, des procès intentés par des amants écartés et quelques excès notoires dans les casinos. Reine de la charité, distribuant les subsides et les bons points au gré de ses humeurs, Laure Pailleure est l'exemple même de la bonté incarnée.


Je souris. Elle a grandi avec une cuillère d'argent dans la bouche, son père ayant amassé une fortune colossale grâce aux nouvelles technologies du début du millénaire. Serge Pailleure. Un enfant du baby boum ayant réussi avant tout le monde à sentir le marché des NTIC et de la biotech. Il est mort en laissant à sa fille unique, un joli pactole de dix milliards d'euros qu'elle a multiplié par dix en dix ans. Ainsi est née Puissance Dix dans les milieux d'affaires.


Les dividendes ont explosé. La fille a emboîté le pas à son père avec succès. La diversification et la spéculation ont fait le reste. Algorithmes et biotechnologies l'ont propulsée à l'avant-scène. Puissance Dix donne dans le gratin : des présidents, des acteurs « bankable », des stars mondiales, Davos et son entre-soi. Heureuse propriétaire du dernier Falcon décoré par Alberto Pinto, qui traverse les States d'Est en Ouest en quatre heures, Pailleure prend son jet comme le prolo prend son vélo, vante les bienfaits de l'individualisme, la fin de l'État souverain, donne des leçons en expliquant comment gagner de l'argent et monte des collections à tout va. Elle possède d'ailleurs des musées et des fondations partout dans le monde, collectionneuse de haut vol, un aficionado de Fanzhi et Grotjahn, une faiseuse de cote.     


Mais Pailleure est aussi une femme à hommes. Sa beauté a fait le tour du monde. Mariée trois fois, un garçon et une fille à chaque union ; trois fois le coup du roi ! Pailleure a la couche facile et l'homme à fleur de peau. On la compare souvent à Monica Belucci, avec un sourire impeccable et des longs cheveux noirs, toujours habillée par les plus grands couturiers. À soixante ans et nouvellement divorcée, elle s'affiche au bras d'amants tous plus beaux les uns que les autres, plus jeunes aussi. Son image de séductrice lui colle à la peau. Lors des soirées mondaines, à l'occasion de conférences à plusieurs centaines de milliers d'euros, de parties de poker sans limite, c'est un défilé de mannequins, d'acteurs, de beaux mecs accrochés à son bras.  


Une épicurienne. Ses réceptions gargantuesques sont courues par toute la jet set internationale aux quatre coins du monde. Cascades de champagne, feux d'artifice dantesques, rien n'est trop beau. Ses repas à plusieurs millions de dollars font jaser. Petrus, Latour, Mouton Rothschild, coulent à flot. Puissance Dix sait se mettre en scène, cultiver l'image d'une battante, d'une « winneuse ». Tour à tour Chevalier de l'ordre national du mérite, médaillée, Présidente de conseils d'administration, Pailleure ne compte plus ses nombreux titres honorifiques.


Une bonne catholique, enfin. Laure Pailleure a le goupillon et la bénédiction faciles, aime ses petites messes du dimanche matin, ses confessions pour purifier son âme. Elle est une cliente assidue des bénitiers, un heureux mécène du denier du Culte. L'Évêché de Paris loue la foi de cette donatrice fidèle qui a sa place aux côtés de Dieu. De son côté, Puissance Dix se frotte les mains : le Vatican a toujours été un bon intermédiaire auprès d'investisseurs potentiels. Elle a ses entrées au Saint-Siège alors l'esprit de l'absolution doit lui donner bonne conscience, elle, Bill Gates française qui a relégué la Bettencourt et ses cinquante milliards au strapontin. Cela la réconforte de se croire aux côtés de Dieu.


Les détails de l'enlèvement occupent eux aussi une grande place dans ce foutoir. Le cadre fait saliver : le golf Lucien Barrière de Deauville, un des plus beaux de France, très prisé par les stars internationales et les nouveaux riches en quête de notoriété. Le Roland Garros du golf. Soixante-dix hectares de verdure, des greens parfaits, un luxe à la hauteur d'une fréquentation où le Français moyen n'a pas sa place. Depuis un siècle, le lieu attire ce qui se fait de mieux en célébrités et en entre-soi friqués. De Coco Chanel à la famille Rothschild en passant par les stars américaines comme Michael Douglas ou Georges Clooney, les plus grands noms de la vie mondaine s'y côtoient. Un lieu parfait, à part, fait pour des gens hors cadre.


L'enlèvement dans cet endroit jet set sécurisé est un coup de tonnerre chez les nantis. Plus moyen d'être tranquille chez soi. Les boîtes de sécurité en profitent. Il y a de la promotion dans l'air chez les gardes du corps et gadgets en tous genres : dernier drone portatif, tracing permanent, alarmes anti intrusion... Un coup d'audace incroyable. Qui aurait pensé que des individus sans scrupule s'attaqueraient à la magnificence du luxe, à l'un des fleurons de l'hôtellerie française ? Inconcevable. La réalité qui dépasse le pognon.


Les kidnappeurs se sont garés à l'extérieur du golf dans un chemin parallèle à la rue de la mare à Touques, à trois cents mètres de l'entrée du golf. Un chemin très boisé à l'abri des regards et des caméras extérieurs. Ce dimanche de mai, à huit heures du matin, très peu de véhicules circulent sur la route.


Les ravisseurs, quatre a priori, ont traversé la route et découpé une ouverture dans la clôture grillagée à l'aide de pinces. Dans les fourrés, ils sont à une vingtaine de mètres du green du trou numéro sept. Ils guettent la voiturette de leur cible qui, comme à son habitude, est accompagnée par le Baron René de Sayssandre, un de ses plus vieux amis et ancien amant avec qui elle partage la passion du golf et des casinos. Chaque premier dimanche des mois d'avril à octobre, ils s'y rencontrent tôt le matin.  À la demande du magnat, les départs sont bloqués pendant une heure en amont et en aval du leur afin qu'ils soient seuls le temps de leur parcours. Les gardes du corps patientent au club house et dans le bureau de la sécurité, les yeux rivés sur les écrans des caméras. Les drones restent au sol. Ce sont les rares moments où Pailleure peut profiter d'une solitude relative.


Le baron ne peut rien faire. Les hommes surgissent de nulle part autour d'eux, pistolets à la main. En l'espace d'un instant, il est mis à terre, bâillonné avec un chiffon dans la bouche, les yeux bandés, les pieds et les mains liés à l'aide de menottes en plastique. L'un des ravisseurs lui intime l'ordre de ne plus bouger. Ses assaillants disparaissent aussi vite qu'ils sont arrivés. Laure a disparu. Les secours n'ont pas tardé. La peur de sa vie. Le baron ne peut guère en dire plus.


Au club-house, à cinq cents mètres de là, le moment d'hésitation a été fatal. Les ordres de la patronne sont formels : être seule avec son ami. Puissance Dix n'a pas pour habitude de se répéter. Après l'interruption d'une des caméras, ses gardes du corps ont mis huit minutes à réagir, ne voyant pas la milliardaire arriver sur le fairway. Moins de trente minutes après le rapt, l'alerte générale était donnée. Tout le toutim, des satellites aux sous-marins nucléaires. Une armée de drones pour quadriller le secteur. Une mobilisation générale mais les ravisseurs se sont volatilisés. Les barrages et les contrôles n'ont servi à rien. Sur place, dans un fourré, outre des traces de pneus, les vêtements de la milliardaire, ses bijoux et son portable. Depuis plus aucune trace ni signe de vie de Pailleure.


Un scénario et une détermination sans faille.  Un coup de force en plein jour. Un rapt méticuleusement préparé, d'une grande simplicité, terriblement efficace. La seule caméra exploitable a filmé quatre hommes cagoulés à une centaine de mètres de distance, tous vêtus d'une même combinaison noire, sans signe distinctif. Les zooms ne permettent pas de se faire une idée précise des armes utilisées. Berettas, Glocks, difficile de le deviner. Sur les images, Pailleure ne se défend pas, choquée. Elle se laisse emmener sans résistance avant de disparaître du champ de la caméra. Une piqûre ? Moins de deux minutes se sont écoulées entre leur apparition à l'écran et leur disparition. Pas d'empreinte exploitable, aucune trace, aucun indice ni témoin. Un travail de pros !


Qui a renseigné les assaillants ? Qui savait que Laure Pailleure se trouverait là à ce moment précis ? La panne de la caméra intrigue. Un piratage ? Une complicité se dessine à l'intérieur du golf, mais les interrogatoires ne donnent rien pour le moment. Un personnel en apparence propre, aussi blanc que le linge mis à disposition des clients, trié sur le volet. Le nec plus ultra de l'hôtellerie française.


Rien. Sur les réseaux sociaux, la crainte du traçage explique que les ravisseurs aient mis la milliardaire à poil. Vraisemblable. Espionnage, caméras, micros, la technologie accomplit des miracles. Les compagnies d'assurance adorent ces petits joujoux de reconnaissance et de suivi. L'exploitation des traces de pneus oriente vers une camionnette. Échantillons, empreintes, bornages, analyses, quadrillages, ratissages, battues, les investigations sont menées tambours battants mais les résultats restent au point mort. Une des femmes les plus importantes de la planète a disparu et personne ne peut avancer la moindre piste avec certitude.


L'actionnaire s'inquiète, le bourgeois s'offusque, le prolo est médusé. Quand même ! S'en prendre à une milliardaire ! Deux clans s'affrontent déjà sur les écrans du monde entier. Les pros et les antis. Les uns parlent d'acte inqualifiable, de terrorisme, de racisme anti riche, d'exécution, de peine de mort. Les autres avancent un juste retour de boomerang, un avertissement pour les actionnaires sans vergogne du monde entier. Ce sont ceux qui comprennent, voire approuvent ces résistants, ces précurseurs, ces révoltés contre le capital et ses injustices. Le règne du mauvais goût et du dégoût. La foire aux étrons. J'observe tout cela, impassible, indifférent, saturé. J'ai ma dose.



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